LA NUIT EST UN ESPACE DE DEMOCRATIE

Chers amis,

Un dimanche de repos ne signifie pas renoncer à réfléchir. J’ai relu la Tribune ci-dessous qu’il m’a semblé intéressant de vous communiquer. Un oeil exercé sur la nuit et la fabrication des individus ….

A bientôt

Patrick MALVAËS

La nuit est un espace de culture, de création et d’effervescence démocratique

Par Vincent Carry, directeur d’Arty Farty, (Nuits sonores, European Lab, Le Sucre), initiateur de l’Appel des indépendants — 
Au Balrock à Paris le 1er Juillet, les Djs qui portent le masque 'I am DJ' jouent durant une soirée contre la fermeture des nightclubs et l'annulation des festivals d'été.
Au Balrock à Paris le 1er Juillet, les Djs qui portent le masque “I am DJ” jouent durant une soirée contre la fermeture des nightclubs et l’annulation des festivals d’été. Photo Alain Jocard. AFP

La planète techno n’est pas seulement une boule à facettes béate et insouciante. Le «dancefloor» est redevenu un ring politique, un espace inédit de confrontation des idées, de contestation.

Tribune. La ministre de la Culture, Roselyne Bachelot, a rappelé à plusieurs reprises, et avec insistance, notamment lors des Etats généraux des festivals qu’elle a organisés à Avignon, que les «discothèques» et le «monde de la nuit» n’entraient pas dans le spectre du ministère de la Culture, renvoyant ainsi les acteurs de l’espace artistique de la nuit dans les bras du ministère de l’Intérieur et des préfets.

Depuis longtemps, les acteurs du secteur nocturne ont accepté avec fatalisme, parfois avec résignation, que leur travail soit considéré à travers le seul prisme de la sécurité, de l’hygiène, de la santé publique. Il s’agit là d’une erreur historique et d’une immense injustice.

Erreur et injustice car oui, depuis plus de trente ans, le bel et libre espace de la nuit et la scène électronique qui l’habite sont bien le creuset d’une extraordinaire effervescence culturelle, avec ses artistes dans toute leur infinie diversité, ses médias, ses festivals, sa chaîne de production et de médiation… Et bien entendu ses clubs, temples de la diffusion de cette culture auprès d’un immense public.

Un regard bienveillant et inclusif sur la jeunesse

Erreur et injustice qu’il vous faut, Madame la ministre, corriger en urgence. Car au moment où le secteur est à genoux et où de nombreuses entreprises et structures se préparent à disparaître dans le silence et l’obscurité du couvre-feu, il est de la responsabilité du ministère de la Culture, comme certains élus locaux ont commencé à le faire, de rappeler ce que ces centaines d’artistes, ces lieux, ces événements, cette grande chaîne de création ont apporté à notre pays, et pas seulement à son rayonnement culturel international (même si depuis trente ans, sans la culture électronique, ce fameux «rayonnement français» eut été bien pathétique en matière de musique, et que ce serait quand même la moindre des choses de s’en souvenir).

La planète techno n’est pas seulement une boule à facettes étincelante, béate et insouciante. Elle s’est conscientisée au fil des années, à travers le prisme de sa propre liberté, contestée et constamment mise en danger. Longtemps réduites à une culture égoïstement festive et hédoniste par ceux et celles qui ne la comprenaient pas, les musiques électroniques ont – avec trois décennies d’histoire sur les dancefloors planétaires – conquis un autre sens : celui d’un regard légitime, bienveillant et inclusif sur la jeunesse et sur le monde qui nous entoure.

Les années fondatrices de la répression anti-techno, fin 80 et début 90 ; les relations corrosives entre une scène musicale, une partie des médias, le monde politique et les autorités ; la lutte pour l’indépendance et l’invention de modèles alternatifs contre les géants de l’entertainment ; le cosmopolitisme consubstantiel à cette culture émergente, mobile et universelle ; l’espace de la nuit enfin, comme carrefour inégalable des libertés, des genres, des origines, des pratiques sexuelles ou des générations… Tout cela a progressivement et constamment «politisé» la scène techno.

Interpellée, elle a dû répondre de ses responsabilités, notamment envers la jeunesse, rappeler son ADN antiraciste, universaliste, et sa proximité pionnière dans les luttes menées par les communautés LGBT.

Mouvements démocratiques et sociaux

Aujourd’hui, le dancefloor est redevenu un ring politique, un terrain où le débat, de MeToo à Black Lives Matter, déborde largement le cadre des enjeux artistiques et esthétiques, bien au-delà des questions propres à la survie d’une scène ou des libertés et contraintes relatives à la nuit elle-même.

L’urgence des enjeux actuels : écologie, mouvements migratoires, post-colonialisme, lutte contre les inégalités, érosion démocratique, etc. a ouvert dans cet environnement de la nuit «post-techno» un espace inédit de confrontations des idées, de contestation, parfois de militantisme et d’activisme.

Il est temps de s’en réjouir du côté du ministère de la Culture. Et de revendiquer enfin l’espace de la nuit comme appartenant de plein droit à celui de la culture, comme cela est le cas depuis des décennies à Berlin, Amsterdam ou New York. Car il s’agit sans doute d’une opportunité essentielle de réengagement de la jeunesse dans le débat public et le chaos démocratique que notre société traverse avec tant de fébrilité.

A Tbilissi, à Hongkong, au Chili ou en Bolivie, en Ukraine, en Algérie, à Paris ou Beyrouth, les mouvements démocratiques et sociaux, la lutte contre les régimes autoritaires et le grand mouvement de la jeunesse pour le climat, trouvent un écho dans la nuit et dans sa représentation culturelle, artistique, festive et collective. Comment peut-on ne pas le voir ?

Loin des institutions classiques ou des lieux de pouvoirs, c’est en partie au cœur de la nuit, sur le dancefloor et dans ses à-côtés, dans les bars, les espaces de partage et de convivialité, que la jeunesse forge sa citoyenneté. Il serait plus que temps que le ministère de la Culture en fasse enfin le constat et prenne la responsabilité de ce secteur, de lui communiquer un peu d’intérêt, d’attention bienveillante, voire de reconnaissance.